Gilles Lecerf est enseignant en Philosophie et Technologie à HEC Paris. Dans une interview donnée au micro du podcast The Storyline, il dévoile l’impact de la technologie sur notre société et les conséquences de cette dernière sur nos modes de consommation…
Après un parcours prépa/école de commerce, Gilles s’envole pour le Sénégal où il lance un projet de crowdfunding. Mais une fois rentré à Paris, il reste sur sa faim en termes de rapport aux technologies et au business. Son constat : il existe un réel fossé entre les ambitions portées par les entreprises ainsi que les ressources qu’elles engagent pour les concrétiser et l’analyse qui en est faite par les sciences humaines.
Pour Gilles, il y a urgence à déconstruire ce storytelling, qui impacte énormément nos sociétés contemporaines, notre “récit collectif” et nos modes de pensée, de manière plus ou moins inconsciente. La philosophie lui apparaît comme un outil pertinent pour mettre en perspective ce mouvement technologique. Elle permet d’une part de l’éclairer à l’aune des penseurs du passé, mais donne aussi des clés pour conceptualiser et analyser l’inédit.
Il reprend donc ses études à HEC et entame en parallèle un doctorat de philosophie des sciences. Une double casquette qui lui permet de remettre en question la tendance à l’évangélisation des grandes entreprises de la technologie. Une pratique qui consiste à prêcher la bonne nouvelle et à imposer une voix/voie unique, difficile à contester.
Pour Gilles, nous serions en effet face à une nouvelle élite mue par la conviction d’être dans le secret du progrès technologique. Et surtout, qui s’impose comme son seul garant. Un discours du mouvement perpétuel et obligatoire qui fait penser au despotisme bienveillant de Tocqueville… Autrement dit, cette autorité pernicieuse qui se croit capable de régler tous nos problèmes.
On peut ici faire le parallèle avec les nouveaux récits du marketing, qui s’efforcent de nous décrire ce que devraient être notre futur et le bien commun. Mais aussi avec le Meilleur des Mondes d’Huxley, où l’être humain jouit certes du confort, mais a complètement perdu le sens de ce qu’il fait ! Dans les deux cas, Gilles se demande si la société doit être uniquement pensée sous l’angle d’un problème à optimiser. Ou si cette vision d’ingénieur n’est pas un peu trop réductrice, voire potentiellement dangereuse…
Gilles prend ainsi l’exemple des cadeaux de Noël. Il se demande quelle est la réelle valeur de faire un cadeau, si la technologie optimise chaque étape du processus (de sa découverte sur les réseaux sociaux à son achat et expédition sur Amazon).
Plus largement, ne devrait-on pas cesser de croire que tout peut se réduire à de la donnée ? En discutant ce postulat, qui a longtemps été l’alpha et l’oméga de l’efficacité marketing, on pourra peut-être sortir de son cadre enfermant et abrutissant. Et surtout, reconquérir notre libre arbitre et esprit critique, coincés dans la bulle des algorithmes.
Gilles s’arrête aussi sur la différence entre l’enseignement académique et l’évangélisation des entreprises. Pour celui qui se trouve à cheval entre les deux, le premier donne des outils pour nous permettre de gagner en autonomie (que ce soit dans nos réflexions, notre jugement ou notre énergie). La seconde ne cherche au contraire pas à nous autonomiser, mais à nous donner des réponses toutes faites qu’il ne faudrait pas trop discuter.
Pour faire la différence entre les deux, Gilles conseille de chercher à qui profite l’activité d’une entreprise. Parle-t-elle à ses utilisateurs ou à ses clients ? Quand les deux buyer personas ne sont pas la même personne, il n’y a pas d’alignement possible entre les intérêts des premiers et ceux des seconds (souvent les annonceurs).
Autre boussole à la disposition des apprentis philosophes : la question éthique. Dans un atelier du Center for Humane Technology, son fondateur Tristan Harris pose la question suivante… L’entreprise est-elle à l’aise avec le fait d’expliquer à ses clients comment son business fonctionne ? Est-elle en capacité de créer un marketing véritablement responsable ? Si la réponse est non (en raison de dark patterns ou d’une monétisation à outrance de leurs données), c’est qu’il y a un enjeu éthique à détricoter.
Comment peut-on consentir pleinement quand on ne connaît pas réellement le produit ou service que l’on utilise ? La monétisation de la publicité (et la gratuité de nombreuses plateformes) a en effet tendance à anéantir toute question sur le consentement. On ne discute ainsi plus de la valeur que l’on attribue à nos données.
Or si on se la posait, cette fameuse question, nous serions bien obligés de nous rendre compte que ces plateformes ne nous apportent, pour beaucoup, que du superficiel. Les utilisateurs seraient donc nombreux à assainir leur usage du web et les entreprises à devoir réduire leur marketing ciblé en ligne.
Un assainissement qui est loin d’être anodin. Pour Gilles, il est au contraire urgent de ne plus fermer les yeux sur sa nécessité, à cause des effets secondaires (isolement, anxiété, tendance à se comparer) que les nouvelles technologies génèrent.
Les réseaux sociaux ne contribuent en effet pas forcément au bien commun et au bien-être en général. Ils ont aussi tendance à enfermer les marques dans une course sans fin à la production de contenu. Dépendantes de ces plateformes pour exister, elles sont sous l’injonction d’être partout tout le temps. Seules quelques élues (déjà bien installées, comme Lush), ont le luxe de pouvoir quitter la “rat race” (ou course perpétuelle).
Pour sortir de ce cercle vicieux, il faudrait selon Gilles revenir à son origine : la surconsommation. C’est en effet elle qui provoque cette guerre de l’attention que se livrent les marques engagées dans une logique d’hypercroissance.
Plutôt que de bombarder les consommateurs de contenu, elles gagneraient pourtant à les laisser maîtres de leur recherche. Il faudrait en effet inverser la logique, prendre le temps de savoir ce que l’on veut, et accepter qu’atteindre cet objectif demande du temps.
Pour les entreprises, cela implique aussi de se positionner intelligemment plutôt que de chercher absolument à pousser son offre. Une stratégie organique et moins intrusive dans l’air du temps au vu du ras le bol généralisé des consommateurs face à la pub sponsorisée.
Pour tout changer, il faut les bons outils. Pas forcément technologiques, mais plutôt philosophiques, afin d’être plus autonome face aux discours des grandes entreprises.
Gilles a dans cette optique créé son propre podcast (Siri, remplis mon verre) : un format plus grand public et fun pour partager ses travaux. Il joint l’acte à la parole en faisant confiance au hasard et au bouche à oreille pour en faire la promotion. Un approche pas vraiment optimale en termes de croissance, mais qui permet de s’assurer que les auditeurs soient intéressés par les sujets traités et attachés au contenu qu’on leur propose !
Pour démonter la rhétorique de la mise en mouvement perpétuelle des géants technologiques (et l’injonction à monter dans le train si on ne veut pas faire partie du groupe des loosers), Gilles conseille aussi deux philosophes :