Comment l’économie de l’attention détruit notre créativité

Le constat : de l’économie de l’information à l’économie de l’attention

Economie de l’information : knowledge is power

 

Je ne sais pas vous, mais de mon côté, l’une de mes plus grandes frustrations dans la vie, c’est de savoir que je ne pourrai découvrir qu’une infime fraction de ce que le monde a à offrir. Parce qu’il y a trop de tout : trop de livres à lire, trop de films et séries à regarder, trop de gens et de lieux à découvrir… et pas assez de temps pour tout faire.

 

Alors bien sûr, tout ça n’a rien de nouveau. Certains historiens replacent à l’époque de l’invention de l’imprimerie un moment charnière dans notre histoire. Celui où “l’industrialisation” de l’information a commencé à dépasser la capacité humaine à la consommer.

Mais à cette époque, l’accès à l’information restait tout de même un privilège. Il n’était pas acquis à tous : il fallait pouvoir s’offrir des livres, accéder à des bibliothèques. La connaissance était une arme, une richesse.

 

Avance rapide jusqu’en 1989 avec l’invention du World Wide Web : c’est le début d’une nouvelle ère pour la connaissance humaine. Et très vite, le savoir se digitalise, et dans les années 1990 s’impose l’économie de la connaissance. Cette forme de capitalisme, reposant sur la valorisation du savoir, est accélérée par les NTIC.

 

Graduellement, nous basculons dans une société de l’information. “Un état de la société dans lequel les technologies de l’information et de la communication jouent un rôle fondamental.”

 

Mais très vite, les logiques de marché font changer la donne à nouveau ! Car comme le résume David Shenk, dans son livre Data Smog: Surviving the Information Glut,

“L’information, autrefois rare et prisée comme du caviar, est désormais abondante, considérée comme aussi banale que des pommes de terre.”

 

Et toute ressource dont la valeur se déprécie, est rapidement détrônée par une autre.

 

L’économie de l’attention : une catastrophe pour la productivité

 

L’information étant désormais abondante, selon les lois de marché, la valeur se replace donc sur les ressources rares. Et quelle meilleure ressource limitée que le temps de chacun et l’attention des internautes ? Autrement (et mieux) dit par Herbert Simon, prix Nobel d’économie :

“Dans un monde riche en informations, l’abondance d’informations entraîne la pénurie d’une autre ressource. La rareté devient ce que consomme l’information. Ce que l’information consomme est assez évident : c’est l’attention de ses receveurs. Donc une abondance d’informations crée une rareté de l’attention et le besoin de répartir efficacement cette attention parmi la surabondance des sources d’informations qui peuvent la consommer”

 

Et petit à petit, l’attention de chacun devient l’objectif numéro 1 de conquête des entreprises. Bienvenue dans l’économie de l’attention. Mais le problème, c’est que cette ressource est finie, et tout le monde se bat pour elle ! Dès 2009, les conséquences néfastes se font ressentir à toutes les échelles :

  • Au niveau des individus. Les sonneries de téléphone et les notifications d’emails font baisser le QI de 10 points
  • Au niveau des organisations. Les travailleurs de la connaissance passent en moyenne 20 heures par semaine gérer leurs emails. La surcharge d’informations coûte à l’économie américaine 900 milliards de dollars par an

Des informations de Harvard Business Review qui datent de 2009, alors imaginez 11 ans plus tard !

 

En bref, le travailleur moyen se retrouve submergé constamment d’informations multiples à gérer dans le cadre de son job.

Et le problème, c’est que les plateformes digitales, qui sont inscrites dans cette économie de l’attention, encouragent cette situation. Elles valorisent la création de contenu et les sollicitations de nos pauvres petits cerveaux.

 

La créativité, menacée par les plateformes et l’économie de l’attention

 

L’attention se monétise donc, et elle vaut cher. D’ailleurs, si l’on y regarde de plus près, les applications ont mis en place des stratagèmes pour maximiser le temps de connexion de leurs utilisateurs.

 

Le Growth Hacking a notamment transformé en cas d’usage la création de hooks, ou “boucles” de croissance. L’objectif de la boucle étant de :

  1. Créer des ‘triggers’ (déclencheurs) ;
  2. Aui encouragent l’utilisateur à effectuer une première action : se connecter à l’application pour répondre à une demande d’ajout par exemple ;
  3. Action pour laquelle l’utilisateur est instantanément récompensé. Il reçoit par exemple un badge ou une notification flatteuse ;
  4. Puis l’utilisateur est engagé dans l’utilisation fréquente du service grâce à un ensemble de mécanismes (preuve sociale, sollicitations, notifications…). Jusqu’à devenir accro et revenir régulièrement, à chaque nouveau déclencheur.

Et une fois que l’utilisateur est accro, il est à la merci des marques qui cherchent à attirer son attention. Et le problème, c’est que pour attirer ou maintenir l’attention des utilisateurs, il faut produire du contenu frais en permanence.

 

Et donc chaque acteur, chaque marque se lance dans une course effrénée pour positionner ses messages partout, tout le temps.

 

Et quand cette démarche est réalisée sans réellement penser au confort de l’utilisateur final (ce qui est la majorité des cas, on ne va pas se mentir), on se retrouve avec des contenus de mauvaise qualité. Des contenus qui n’apportent rien à personne et qui viennent juste polluer un peu plus les internets.

 

L’exacerbation ultime de ce comportement étant le bête copier/coller ou le développement de tendances fugaces sur les réseaux sociaux…

 

Économie de l’attention vs originalité

Moutons de Panurge et copycats

 

Ce n’est pas parce que quelque chose est tendance qu’il faut absolument s’y mettre. Non, je ne parle pas des UGG. Plutôt des tendances que l’on voit s’épanouir, propres à chaque réseau social qui leur donne naissance :

  • la tendance du “tape deux fois” sur Linkedin. Elle consiste à profiter de la dernière update mobile du réseau professionnel, qui a décidé de se prendre pour Instagram

 

  • une autre tendance Linkedin qui a sévi pendant la période du Covid. Celle du : “URGENT ! Quiconque ayant été en contact avec moi au cours des 15 derniers jours devrait rapidement consulter un médecin. Ce qui m’arrive peut vous arriver aussi… On a diagnostiqué que j’étais : optimiste, sympathique, souriant, joyeux et que c’est extrêmement contagieux… 🤧

 

  • la tendance du ‘cereal challenge’ sur TikTok. Elle consiste à transformer la bouche de son conjoint.e en bol et à le remplir de lait et de céréales. Mention spéciale pour cette tendance qui cumule le fait d’être débile ET dangereuse

 

Alors certes, ces contenus n’ont aucune valeur, mais comme toutes les tendances, ils génèrent, chacun à leur manière, de l’engagement.

Et l’engagement, les algorithmes adorent ça. Si bien qu’au final, les contenus qui buzzent sont mis en avant, tandis que ceux de qualité, s’ils ne sont pas correctement packagés et marketés, finissent rapidement dans les méandres des internets.

 

Et le pire dans tout ça, c’est que sur le long terme, nous avons de moins en moins de marge de manoeuvre pour contrer ce phénomène. Pourquoi ? À cause de ce que les scientifiques appellent les echo chambers et les filter bubbles.

 

Echo chambers & filter bubbles : les dérives de l’économie de l’attention

 

Plus nous consommons certains types de contenus, plus les algorithmes adaptent le contenu qui nous est proposé. Et petit à petit, nous finissons enfermés dans des ‘bulles’ d’information qui ne représentent qu’une infime partie de la richesse et de la diversité des opinions et des idées humaines.

 

Et plus nous avançons, plus ces idées sont renforcées par des ‘caisses de résonance’, qui nous renvoient le même contenu et les mêmes idées en permanence, dans l’espoir de capturer notre attention.

 

Démonstration :

J’avoue, en période de détresse (par exemple, une pandémie qui nous enferme chez nous pendant des mois), les vidéos de chats me détendent. J’ai donc fait un petit test. Après deux jours à avoir uniquement cliqué sur des vidéos d’animaux dans mon feed Instagram, voilà à quoi il ressemble (ne me jugez pas) :

 

 

 

Il n’y a littéralement plus que des chats. Un hippopotame, un hérisson ou un raton-laveur de temps en temps. Aucune trace d’actualité, de politique, de culture… La mort cérébrale n’est pas loin.

 

Cette vidéo résume à merveille le phénomène :

 

Alors, dénoncer la tendance est un début, mais comment se libérer de ces dérives ?

 

Comment lutter contre l’infomation overload et les dérives de l’économie de l’information ?

 

Spoiler : très franchement, à moins de jeter votre ordinateur et votre mobile contre un mur, la lutte risque d’être très compliquée…

Cette question me taraude depuis plusieurs mois, et je n’y ai pas encore réellement trouvé de réponse. Il y a fort à parier que des entrepreneurs vont s’attaquer à ce problème, et certains l’ont d’ailleurs déjà fait :

 

Solution #1 : les outils de curation, l’IA et la pensée en réseau

 

De nombreuses startups explorent l’univers des solutions de veille et de business intelligence – chacune à leur manière :

  • Feedly (dont le slogan est d’ailleurs ‘Goodbye information overload’), propose un aggrégateur de flux spécialisé sur les thématiques qui intéressent ses utilisateurs
  • Flint, une intelligence artificielle créée par un journaliste et un expert en IA & données (made in France 🇫🇷), propose une revue de presse sous forme de newslettte, adaptée aux préférences individuelles de chacun de ses utilisateurs.
  • Roam Research, qui a récemment atteint une valorisation de $200 millions pour sa levée de fonds en seed, propose à ses utilisateurs de créer une pensée en réseau collective.

 

Ce ne sont que trois exemples parmi tant d’autres, mais la lutte contre la surcharge informationnelle promet de devenir un business juteux…

Solution #2 : les communautés

 

Solution vieille comme le monde, mais efficace : s’en remettre à d’autres pour faire le tri. L’économie des créateurs se structure petit à petit, et les créateurs endossent le rôle de ‘médias’ d’un genre nouveau.

 

C’est ainsi la direction qu’on pris les auteurs du Everything bundle sur Substack aux Etats-Unis. 9 newsletters décryptant les sujets connexes à la productivité et à la stratégie, pour rendre leurs lecteurs plus intelligents et au fait de l’actualité.

 

“Curators are the new creators” disait Gaby Goldberg dans l’un de ses articles. La valeur des créateurs va donc peut-être se recentrer sur leur capacité à digérer et reformuler l’abondance d’information, de manière intelligible pour leurs audiences ?

 

Si le sujet vous intéresse, nous l’avons abordé dans un épisode du podcast The Storyline, avec Arthur de Villemandy, fondateur de la newsletter Magma…

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